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Il était assis sur les marches du porche. C’était la fin de l’après-midi. Il contemplait les gros cumulus blancs qui s’amoncelaient dans le ciel de l’autre côté du fleuve, derrière les collines.
La journée avait été étouffante sans un souffle d’air. Dans la basse-cour, une demi-douzaine de poulets crottés grattaient la terre, apparemment davantage pour le plaisir de se donner du mouvement que pour trouver pâture. Le froufrou des ailes des moineaux, allant et venant des pignons de la grange à la haie de chèvrefeuille séparant le champ de la route, avait un son sec et rugueux comme si la chaleur avait raidi les plumes des oiseaux.
Et Enoch, assis sur les marches, rêvassait en regardant les nuages alors qu’il y avait du travail à faire : labourer le champ de blé, rentrer le foin, faucher l’avoine...
Parce que, envers et contre tout, on a quand même sa vie à vivre ! Il faut tirer le meilleur parti des jours qui passent. C’était là une leçon qu’Enoch aurait dû apprendre au cours des dernières années. Mais, à la guerre, c’était autre chose. A la guerre, on sait ce qui arrive. Et on l’accepte. On est disponible. Seulement, la guerre était maintenant finie. C’était la paix.
Et dans un monde où règne la paix, on est en droit de la trouver vraiment, cette paix, d’être protégé de la violence et de ses horreurs.
Or, Enoch était seul, plus seul qu’il ne l’avait encore jamais été. S’il pouvait y avoir un recommencement, ce serait maintenant ou jamais. Et peut-être fallait-il qu’il y en eût un. Mais que ce soit dans le domaine familial ou autre part qu’il ait lieu, le renouveau serait encore placé sous le signe de la tristesse et de la douleur.
Assis sur les marches, les mains sur les genoux, Enoch contemplait les nuages qui s’accumulaient à l’ouest. Peut-être étaient-ils un présage de pluie. La terre avait besoin d’eau. Mais il se pouvait aussi qu’ils ne crèvent pas car, au-dessus des vallées confluentes, les courants étaient capricieux. Personne n’était capable d’affirmer avec certitude que l’orage éclaterait ou n’éclaterait pas.
Enoch ne vit l’étranger que lorsque celui-ci eut franchi la grille. C’était un homme grand et sec ; ses vêtements étaient couverts de poussière. Apparemment, il avait fait une longue route. Enoch le laissa approcher sans faire un mouvement, toujours installé sur les marches.
— Bonjour, monsieur, finit-il par dire. Il fait bien chaud pour marcher. Voulez-vous vous asseoir quelques instants ?
— Très volontiers. Mais pourrais-je avoir un verre d’eau ?
Enoch se mit debout.
— Je vais vous en pomper de la fraîche.
La pompe était de l’autre côté du poulailler. Enoch décrocha le louchon, le tendit à l’inconnu et commença à manoeuvrer le levier.
— On va la laisser couler un peu. Il faut un moment pour qu’elle soit vraiment froide.
L’eau jaillissant du dégorgeoir éclaboussait les planches dressées contre le mur.
— Croyez-vous qu’il va pleuvoir ? demanda le voyageur.
— Personne ne peut savoir. Il faut attendre.
L’étranger avait quelque chose de troublant. Quoi ?
Impossible de mettre le doigt dessus mais c’était quelque chose de vaguement insolite qui vous mettait mal à l’aise. Enoch l’étudiait attentivement tout en pompant. Décidément, cela devait tenir à ces oreilles dont l’extrémité était un rien trop pointue. C’est ton imagination qui te joue des tours, finit par conclure Wallace : en effet, au second examen, les oreilles de l’inconnu lui parurent on ne peut plus normales.
— Elle devrait être suffisamment fraîche, maintenant, fit Enoch.
Le voyageur plaça le louchon sous le jet ; quand le récipient fut rempli, il le présenta à Enoch mais ce dernier eut un geste de dénégation.
— Buvez le premier. Vous en avez plus besoin que moi.
L’inconnu étancha avidement sa soif non sans répandre une grande partie du liquide sur sa poitrine.
— En voulez-vous encore ?
— Non merci. Mais si vous voulez, je vais vous aider pendant que vous vous servirez.
Enoch recommença de pomper tandis que l’autre replaçait le louchon sous le bec. Il le tendit à son hôte. L’eau était froide et Enoch, se rendant soudain compte qu’il avait soif depuis longtemps, l’avala presque jusqu’à la dernière goutte. Puis il raccrocha le louchon et dit :
— A présent, venez vous reposer.
— Ce n’est pas de refus.
Wallace tira de sa poche un grand mouchoir rouge et s’épongea.
— Ce qu’il fait lourd, murmura-t-il. Je ne serais pas étonné qu’il se mette à pleuvoir.
Et, comme il s’essuyait le front, il comprit brusquement pourquoi le voyageur lui avait causé cette impression étrange : en dépit de ses vêtements poussiéreux et de ses chaussures poudreuses qui attestaient une longue étape à pied, en dépit de la chaleur orageuse, l’inconnu ne transpirait pas. Il était frais et dispos comme s’il se trouvait à l’ombre d’un arbre par un jour de printemps.
Enoch remit son mouchoir en poche et, le voyageur sur ses pas, regagna le perron. Tous deux s’assirent sur les marches.
— Vous devez venir de très loin, lança Enoch avec une curiosité discrète.
— De très loin, en effet. Je suis à une sacrée distance de chez moi.
— Et vous avez encore une longue route à faire ?
— Non, répondit l’étranger. Non, je crois que je suis arrivé là où il fallait que j’aille.
— Vous voulez dire...
Mais Enoch laissa sa phrase en suspens.
L’étranger reprit :
— Je veux dire : ici. Sur ces marches. J’étais à la recherche d’un homme et je pense que vous êtes cet homme. Je ne connaissais pas son nom, j’ignorais où je le rencontrerais, mais je savais que je le trouverais un jour ou l’autre. Et voilà qui est fait.
— Moi ? fit Enoch, sidéré. C’est moi que vous cherchiez ? Mais pourquoi ?
— Il fallait que cet homme présentât diverses caractéristiques. Entre autres, qu’il eût tourné ses regards vers les étoiles et se fût posé des questions à leur sujet.
— Cela m’est effectivement arrivé, dit Enoch. Bien souvent, bivouaquant dans les champs, enroulé dans ma couverture, j’ai regardé les étoiles en me demandant ce qu’elles étaient, comment il se fait qu’elles se trouvent là-haut et, surtout, pourquoi. J’ai entendu dire que chacune est un soleil semblable à celui qui brille sur la Terre. Mais je n’en sais rien et je suppose que personne ne sait grand-chose à ce sujet.
— Il y a des gens qui savent.
— Vous, peut-être ? fit Enoch d’un ton légèrement railleur car l’inconnu n’avait pas l’air d’un homme qui eût des lumières particulières.
— Oui, répondit l’étranger. Quoique je n’en sache pas autant que beaucoup d’autres.
— Je me suis parfois demandé si, pour autant que les étoiles soient des soleils, il ne pourrait pas exister d’autres planètes. Et d’autres gens, aussi.
Il se rappelait les nuits de bivouac devant le feu de camp. On bavardait pour passer le temps. Un jour, il avait lancé cette idée : il y avait peut-être d’autres gens sur d’autres planètes tournant autour d’autres soleils. Tout le monde avait ri et on s’était longtemps moqué de lui. Il n’avait plus jamais reparlé de cela bien que, au fond, il n’attachât pas beaucoup d’importance à son hypothèse. Ce n’était qu’une de ces spéculations qui naissent autour d’un feu de camp.
Et voilà qu’il en reparlait. Et, qui plus est, à quelqu’un qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam.
— Le croyez-vous ? demanda l’étranger.
— Ce n’était qu’une idée en l’air.
— Pas si en l’air que cela. Il existe d’autres planètes. Il existe d’autres gens. Je suis l’un d’eux.
— Mais vous...
Le cri d’Enoch s’étrangla dans sa gorge.
Car le visage de l’étranger venait de se fendre en deux et sous ce masque qui commençait à se défaire, Wallace entr’apercevait un autre visage. Qui n’était pas un visage humain.
Au moment où cette face se dépouillait totalement de son apparence superficielle, un éclair formidable traversa le ciel tandis qu’un assourdissant coup de tonnerre ébranlait la terre. La pluie se mit à crépiter sur les tuiles.